30 ans d’appartenance de la Roumanie à la Francophonie

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« Oscar et Ida », le roman de la prosatrice Andreea Nanu au Festival du Livre de Paris 

Un témoignage personnel sur la langue française à l’occasion du 10ème anniversaire de son début littéraire 

Teodora Stanciu : Que dire de nouveau sur le roman « Lettre à Ida » (« Oscar et Ida », éd. Eikon 2024), à propos duquel je me souviens, chère Andreea Nanu, que nous avons eu un dialogue dans la revue Mémoire culturelle en avril 2017 (ceux qui le souhaitent peuvent relire l’article ici : https://memorieculturala.ro/scrisoare-pentru-ida/), l’année de parution de l’édition roumaine, publiée par la maison d’édition Eikon ?       

source de la photo: https://www.librariaeikon.ro/beletristica-critica/1652-oscar-et-ida-lettre-a-ida.html

Andreea Nanu : Je suis heureuse que nous ayons entamé notre dialogue à partir de deux mots-clés pour le destin de ce roman : „nouveauté” et „mémoire”. La nouveauté réside dans le fait que le roman Lettre à Ida est présent cette année au Festival du Livre de Paris, du 12 au 14 avril, dans une nouvelle langue, dans la traduction française que je propose à mes lecteurs roumains et francophones. L’année dernière, je me suis lancée dans une aventure complémentaire à l’écriture, celle de la traduction littéraire. Il est bien connu qu’en Roumanie il y a beaucoup d’auteurs traduits des langues étrangères en roumain, mais sur le marché international du livre, la littérature roumaine reste une présence exotique, quand même, les auteurs roumains ne sont traduits qu’en très petit nombre et restent donc peu connus au public international. L’année dernière et cette année, j’ai participé avec le roman Peacocks’ House (ma traduction anglaise de mon premier roman, Le plus blanc des Jours, éd. Eikon, 2014) à la Foire du Livre de Londres-London Book Fair – et j’ai compris une fois de plus que la traduction donne vraiment une nouvelle vie au livre. Le roman se réinvente dans une nouvelle langue, l’écriture acquiert un nouveau rythme, de nouvelles nuances qui font partie de l’identité de la langue en question et qui encouragent le traducteur à faire un saut dans l’inconnu ; à se transposer dans un autre paradigme culturel, à imaginer ses interlocuteurs différemment – des lecteurs qui viennent d’autres traditions littéraires, avec leur horizon de réception, mais aussi d’attente. 

Quel serait le rôle de la „mémoire” dans le destin du roman ?

Tout d’abord, Lettre à Ida, dont le titre dans l’édition française devient „Oscar et Ida » (Oscar et Ida, éd. Eikon, 2024) est un roman sur la mémoire, sur l’art de se souvenirMnémosyne devient le mystérieux personnage principal de cette histoire qui tourne autour de deux personnes, un homme et une femme, comme les premiers Adam et Eve dans un paradis qui, bien que tombé dans le temps, devient atemporel, s’élevant au-dessus des vicissitudes de la durée précisément grâce au pouvoir consolateur et restaurateur de la mémoire. À la suite d’un terrible accident, Oscar, le photographe autrefois ancré dans le rythme effréné de la vie contemporaine, devient prisonnier de son propre corps paralysé ; cette nouvelle condition tragique le libère paradoxalement de la tyrannie du temps. Quand le présent perd sa consistance, le passé gagne en profondeur. Mais pas le passé comme une forme de passivité sentimentale, mais comme une méditation profonde et active sur notre place dans le monde. Après avoir perdu le droit d’être maître de son temps, après être devenu prisonnier du temps intérieur, presque aveuglé par les éclats de l’objectif de sa caméra, Oscar se réveille, commence à voir vraiment ; il a le temps de réfléchir, il redécouvre sa femme Ida et leur amour, il comprend sa vocation. Ainsi, le destin d’Oscar avance dans le temps, mais s’accomplit grâce au regard en arrière. Mnémosyne le guide de son aile.

La mémoire a-t-elle encore un poids dans un monde ancré de manière presque obsessionnelle dans le présent ?  Avons-nous encore besoin de mémoire et, surtout, quel est le rapport entre le thème de la mémoire et la littérature d’aujourd’hui, presque „amnésique” face à la grande tradition littéraire, universelle ?

Je pense que la mémoire vivante nourrit le présent, lui donne une identité, une consistance, une orientation vers un horizon plus élevé, plus profond. La mémoire comme forme de réflexion. Mais aussi comme une forme de gratitude. Je suis reconnaissante pour les dix années qui se sont écoulées depuis mes débuts littéraires à la Maison d’édition Eikon – pour le moment où notre regretté ami, le critique Alex. Ștefănescu m’a souhaité : „Bienvenue dans la littérature, Andreea Nanu !”. Ensuite, je suis reconnaissante pour le bon hôte culturel qu’a été pour moi la langue française depuis le début des années ’90. C’est en français que j’ai découvert, dès mon enfance, les grands livres de la littérature universelle, le roman français, les auteurs qui m’ont inspirée et m’ont aidée à découvrir ma vocation d’écrivain. Je me souviendrai surtout de Marguerite Yourcenar et de ses Mémoires d’Hadrien, qui m’ont récemment guidée à Tivoli. En découvrant les ruines de la Villa d’Hadrien, en réfléchissant à ce que signifiait pour moi, adolescente, de découvrir la prose en français comme l’eau qui coule, j’ai réalisé à quel point j’étais reconnaissante envers cette langue. Je suis également reconnaissante à nos amis de la ville de Genlis, en France, qui, au début des années 1990, dans le cadre de l’opération Villages Roumanie, ont fait don de livres à l’école du village où je suis née et où j’ai fait mes études, grâce auquel mes parents, enseignants, ont créé une bibliothèque en français, qui existe encore aujourd’hui. Ce n’est peut-être pas un hasard si nous évoquons toutes ces choses aujourd’hui, alors que la Roumanie vient de célébrer ses 30 ans d’appartenance à la Francophonie. Signe de notre jumelage, de l’appartenance à un monde de valeurs, de traditions et d’affinités partagées. 

C’est émouvant le portrait que vous faites de la langue et de la culture françaises, dans une année emblématique pour la Roumanie mais aussi pour votre parcours personnel… et, peut-être encore paradoxalement, dans une société globale où le français perd du terrain face à l’anglais, la lingua franca d’aujourd’hui.

Je crois qu’une langue dure autant que des œuvres durables y sont créées. L’écrivain Léopold Sédar Senghor, premier Africain membre de l’Académie Française, disait que „la francophonie est culture„. La francophonie, c’est la Culture. La langue française résistera donc à l’épreuve du temps si elle donne à la culture universelle des œuvres durables. En ce qui concerne la littérature contemporaine, on assiste à une contamination des thèmes à la mode, également imposés à la prose française par la culture mondiale, avec une teinte politique (correcte !). Mais paradoxalement, il existe une prose francophone d’auteurs provenant d’autres pays et qui, grâce au salut qu’ils ont trouvé dans la culture française, lui ont donné un poids nouveau, une saveur stylistique nourrie par la diversité de leurs identités, une solidarité perdue. Si j’ai mentionné Marguerite Yourcenar, qui reste pour moi la voix de la littérature française de tous les temps, je mentionnerai à côté d’elle, en lien étroit avec ce que je viens de dire, Andrei Makine, avec son Testament français. Makine reste pour moi la voix de l’étranger bien accueilli dans la culture française, de celui qui s’est sauvé, comme beaucoup d’entre nous, face à un régime politique oppressif – et souvent, face à un monde littéraire fermé – dans l’arche de la langue et de la culture françaises. Cette même arche dans laquelle j’ai trouvé, comme le dit Roger Scruton, „beauté et consolation”.

Oscar et Ida sera donc au Festival du Livre de la Paris, accompagné d’une histoire du roman qui semble aussi intéressante que l’histoire contenue dans le roman lui-même !

Oui, je pense que nos histoires personnelles se mêlent à la grande Histoire et alimentent la fiction. Le roman Oscar et Ida est mon „testament français”. En traduisant Lettre à Ida, j’ai redécouvert, après avoir cru pendant dix ans qu’on ne pouvait écrire que dans la langue maternelle, le lit fertile de la langue française ; une langue dans laquelle je renaissais et qui, comme la force mystérieuse des souvenirs de Charlotte, avait très tôt tissé dans mon imaginaire le portrait d’une France presque mythique, un paradis que j’avais hâte de retrouver, une patrie de l’esprit sans frontières où, une fois arrivée au bout d’un grand voyage, je dirais, comme le personnage de Makine : „C’est la France… Je suis revenue en France. Après… après toute une vie.” Je me souviens de cette phrase, car elle n’appartient pas seulement à un personnage littéraire. Mes parents l’ont dite aussi, avec tous ceux qui, il y a 30 ans, ont vu dans la France et dans la langue française ce que nos contemporains ont peut-être perdu de vue : la patrie retrouvée de l’Esprit et de la Liberté. Elias Canetti parle de „la langue sauvée” et, en le paraphrasant, je dirais que le français est la langue qui nous a sauvés… 

Le Festival du livre de Paris se déroule au Grand Palais Éphémère, un bâtiment audacieux dont le nom accompagne, paradoxalement, ce que nous avons de plus durable : les livres, la grande littérature !

Je me souviens d’une image emblématique du film du réalisateur arménien Sergei Paradjanov, The Color of Pomegranate, celle des livres ouverts dont les pages frémissent, dans une séquence sans fin. Le silence des mots écrits „sonne” à l’unisson, comme un immense souffle de l’esprit universel. L’image réunit l’éphémère, la fragilité du livre, sa naissance difficile et, en même temps, sa présence inébranlable, son ancrage fort dans une terre aride qui semble hostile à toute forme de vie ; ou dans une histoire qui, dans sa folie totalitaire, finit par brûler les livres ! Et pourtant, même si aujourd’hui la condition de l’écrivain est ingrate et le livre est menacé par la disparition, la vie de l’esprit prévaut et les livres trouvent toujours leur chemin vers ceux qui les cherchent et savent les apprécier.

Vous avez dit à un moment donné que l’histoire de vos histoires commence sur la couverture. Comment entrons nous dans le monde si distinguée, si esthétique d’ „Oscar et Ida”, dans l’antichambre d’une prose dont le critique Dan C. Mihăilescu a dit qu’elle était habitée par „une force énorme, aussi mystérieuse que la naissance et la mort” ?

Nous y entrons par la voie de la Beauté et du Mystère. J’ai choisi comme illustration un fragment d’une œuvre intitulée Madone avec l’enfant Jésus et saint Jean-Baptiste, du peintre italien Francesco Ubertini (Il Bacchiacca), datant de 1525, parce qu’il capture l’esprit du lien restauré entre Oscar et Ida. Ida devient, par la force intérieure de la souffrance qu’elle assume, mais aussi grâce à son lien fort avec la nature, avec le jardin qu’elle entretient en veillant sur Oscar, une Madone qui veille sur son proche dans la douleur. Et Oscar est, comme le personnage lui-même le confesse souvent dans les pages du roman, un oiseau, désireux de voler, bien qu’emprisonné dans la cage de son corps écrasé ; une âme -oiseau toujours assoiffée de lumière, de beauté, de réconciliation avec tout ce qu’il a méprisé et gaspillé dans la vie. Un être assoiffé d’amour. Assoiffé de fidélité, dans l’éphémère de tout ce qui nous entoure.

Nous espérons donc que cette année, la rencontre avec les livres au Festival du Livre ne sera pas „éphémère” et qu'”Oscar et Ida” ouvrira une nouvelle page pour les lecteurs francophones ; une page qui les aidera à redécouvrir, dans un roman -hommage à leur propre langue et au monde francophone, la littérature roumaine contemporaine, à travers l’une de ses voix les plus originales et puissantes.

Je vous remercie por votre consideration en ce qui concerne ma vois dans la littérature roumaine contemporaine !

„Je regarde le paysage immobile. Immobile, je regarde le paysage qui se dessine au-delà de la fenêtre, à travers le brouillard diaphane. En fait, c’est moi qui suis immobilisé. Comment pourrais-je changer de place avec le paysage devant moi ? C’est l’été. Souvent, l’été nous donne l’impression d’immobilité ; c’est peut-être l’image la plus accomplie de la pétrification au sein du noyau mûri du temps, dans sa beauté. Une fixité séduisante, comme celle d’un fruit mûr qui nous renvoie des clins d’œil mystérieux depuis la plus haute branche d’un arbre, en nous invitant à le cueillir. J’y ai perché des mots au lieu des fruits, que j’essaye maintenant de cueillir de mon mieux, du haut des branches de l’arbre de l’imagination. Parfois, les mots nous sont défendus, tel que les fruits que nos premiers parents ont mangés ayant été chassés du Paradis. J’ai mordu trop tôt de ces fruits. Des fois, on peut aussi goûter aux mots trop tôt, avant que l’on puisse pénétrer leur noyau. Cependant, il arrive aussi un temps pour les paroles.

(…)

La vie authentique est jalouse des autres vies artificielles qu’on pourrait avoir… Celles que l’on choisit souvent sans être contraints, seulement par ignorance, par notre terrible manque d’imagination ; et aussi, à cause d’une volonté faible. On ne résiste pas à l’attraction malsaine qu’exerce sur nous tout ce qui est superficiel et facile.  C’est alors que l’autre vie essaye de nous attirer à elle, souvent de manière dramatique ; il s’agit de ce qu’on appelle des tragédies. Est-ce qu’il en est vraiment ainsi ? Oui, j’ai toujours manqué de volonté. En fait, en voilà la pire contrainte. La faiblesse mène toujours à la soumission, au chantage sentimental, à une conscience pourrie. Tout fonctionne selon le principe de la toupie, en m’obligeant à faire des tours autour du propre axe. C’est de ce mouvement circulaire de l’âme que résulte une captivité subtile, cachée, que l’on méprend souvent pour de la liberté. La liberté de faire ce que l’on veut, n’est-ce pas ? Une liberté aveugle et stérile. La vraie vie dont je te parlais assiste à nos ébats. Elle est jalouse car elle nous aime. Du moins, c’est comme ça que je comprends les choses à présent. Elle nous aime et fait tout pour nous attirer à elle, même par les moyens les plus dramatiques. Tel que mon accident. Je n’ai jamais pensé que j’arriverai dans une situation pareille, où je me sens plus près que d’autres de la vraie vie. Qu’est-ce que je comprends par-là? La vie décantée d’ornements, de nos habitudes, du fardeau du quotidien. Notre existence réduite à l’essentiel, aux choses belles et simples, au noyau. Le cœur de ce qui nous reste après avoir ôté l’écorce des préjugés, des impressions fausses et des attentes égoïstes ; ce cœur qui est parfois doux, parfois amer. Cela dépend de nos fruits. Où de la façon dont on permet à la vie de révéler ses fruits en nous.”

(extrait du roman Oscar et Ida, dans la traduction de l’auteur, éd. Eikon, 2024)

L’ouvrage peut être commandé ici: https://www.librariaeikon.ro/beletristica-critica/1652-oscar-et-ida-lettre-a-ida.html

Teodora Stanciu - Profesoară de română, franceză, publicistă. Realizatoare de emisiuni complexe la Redacția Literară „Vasile Voiculescu”: „Revista literară Radio”, „Etică-Estetică”, „Universitatea Radio”, „Mari cărți, mari civilizații” etc. la Radio România Cultural (1990-2013). În prezent realizatoarea emisiunii „Revista culturală" la Radio Trinitas. Laureată a diferitor premii, inclusiv Premiul Academiei Române pentru emisiuni la Radio România Cultural (2009). Decorată cu Ordinul Național Pentru Merit în grad de Cavaler acordat de Președinția României în 2014.

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