Dieu locked-in. Le chiffre d’une lettre.

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Moto: „Tu es devenu le prisonnier de la vie que tu as essayé de voler. 

Comment est-ce que c’est ?

Andreea Nanu est la grande surprise du roman roumain des dernières années. Elle a débuté en 2014 avec une tétralogie, une sorte de Grand Livre des Saisons, une saga massive de plus de 2000 pages, achevée en seulement deux années. Ce roman y reste intimement lié, et portant, il s’avère être tout à fait différent de sa prose monumentale. L’affinité consiste en la finesse de la composition, le raffinement de la sensorialité (le jardin est un lait-motif au niveau symbolique, mais aussi une synthèse des sens et lieu unique de l’action romanesque), la fluidité de l’analyse, le dialogue entre le thème du couple et celui de l’art, l’atmosphère à l’ancienne, et beaucoup d’autres détails complémentaires. La différence radicale tient au rythme et à la perspective narrative. La polyphonie fastueuse du roman fleuve est maintenant remplacée par la sobriété du monologue intérieur.  

Ce roman a, pour ainsi dire, trois racines surprenantes en leur convergence : l’accident du photographe Oscar T, photojournaliste, qui survit connecté aux appareils, les tableaux mystérieux du peintre danois Vilhelm Hammershøi qui reprennent de manière obsessive la figure de sa femme, Ida, en train de lire une lettre, (Ida lisant une lettre) et De Profundis, la lettre de Oscar Wilde adressée à Lord Alfred Douglas. De leur entrelacement se construit une histoire troublante sur la solitude humaine et les profondeurs de l’amour. 

L’intrigue est simple : le personnage principal, Oscar T, est un photographe obsédé par la grande une, qui n’a aucun scrupule pour trouver ou bien pour inventer des sujets ; suite à ses tribulations il réussit de pénétrer dans la réserve d’hôpital d’un fameux pilote de formule 1, grièvement blessé, à qui il vole une photo. Après, il s’enfuit du lieu de son crime et va au cimetière Père Lachaise pour porter hommage à l’autre Oscar, le fameux écrivain Oscar Wilde. Effrayé par la parade criarde de ses admirateurs, Oscar s’enfuit et finit par être lui aussi la victime d’un terrible accident de voiture qui le laisse paralysé, enfermé en soi-même, comme le pilote respectif avant lui. Incapable de communiquer avec l’extérieur, Oscar est ramené chez lui où sa femme, Ida, prend soin de lui, dans la petite maison entourée d’un jardin splendide, le paradis d’Ida. Ceci est le point de départ du roman, qui se constitue en un long monologue intérieur. Une fois qu’il se retrouve prisonnier de son propre corps fracassé, le narrateur Oscar observe avec acuité tout ce qui se passe à l’extérieur, il se rappelle les faits du passé cherchant à déceler le sens de tout ce qui lui est arrivé, et surtout, de les réordonner selon un critère nouveau que l’accident lui a révélé et qui lui demande de dépasser son égoïsme. Il réapprend à aimer ; ou bien, c’est juste maintenant qu’il découvre ce que l’amour signifie. Le flux de ses pensées compose la lettre d’amour, rétrospective, testamentaire, qu’il écrit à Ida sur la feuille de papier de sa pensée et, surement, qu’elle ne pourra jamais lire. Ou bien, Ida lira cette lettre au même niveau, de la surconscience, qui sait ? L’important est pour Oscar d’écrire cette lettre mentale, découplé de toute possibilité de communiquer avec le monde. C’est une ascèse totale, qui unit de façon contradictoire le pouvoir ainsi que l’impuissance absolue. Une solitude qui m’a rappelé un vers du poète Mihai Eminescu dans la traduction baroque d’Ion Negoițescu: Un Dieu qui pleure, étant le seul à l’entendre.  

Le monologue du photographe Oscar contient des insertions des écrits de Oscar Wilde, comme des contrepoints tels que celui-ci : „Les hommes qui ne cherchent que l’accomplissement de soi ne savent jamais où ils vont. Ils ne peuvent pas le savoir… le mystère final c’est toi-même !”.  Il n’y a rien de morbide dans cette situation imaginaire extrême, écrite avec beaucoup de tension, que l’on ressent dans chaque page. On dirait qu’il s’agit d’un roman en noir et blanc, la métaphore de la photographie (dont le sens étymologique signifie justement écrire avec de la lumière) a plein de connotations dans ce texte. Celle-ci signifie arrêt du temps, réduction à l’essentiel, suprématie de l’instant ainsi que la fonction magique de l’image comme double de l’âme, pouvoir de celui qui photographie sur l’âme prise en photo, silence et souvenir, révélation de ce qui reste caché dans la vie, mais aussi la mort – l’obscurité comme ingrédient de la lumière ! Le photographe Oscar T, immobilisé après son accident, est réduit à un texte invisible, à une page blanche, ce qui se transforme en un privilège divin, car il peut maintenant réécrire sa vie, selon d’autres paramètres. Autrement dit, il est réduit à la situation de vie semblable à celle d’une chambre obscure ; c’est en lui-même que se développe à présent le négatif d’une réconciliation, d’une compréhension finale. Etant soumis à une dé-corporisation paradoxale, à une réduction à l’esprit, Oscar T. devient un deus otiosus, un dieu prisonnier de sa propre création qui expose dans une nouvelle lumière les événements de sa vie :

 „… Chère Ida, je suis arrivé à la conclusion que la mémoire nous tourmente par les détails. La force des particules qui tombent comme des miettes après le banquet d’un jour plein de richesses, que nous avons vécu de manière indifférente, un jour comblé d’expériences que l’on a ignorées. Les choses qu’on ignore se vengent, en revenant sur nous par un subtil effet de boomerang, comme s’ils voulaient nous démontrer qu’on a eu tort lorsqu’on a choisi d’être superficiels, d’agir comme des enfants gâtés par la vie. Si on a dans un panier toutes sortes de fruits, on choisit ce qui nous convient, même s’il y en a d’autres plus périssables qui risquent de pourrir. Nous choisissons dans le présent. Pourtant, la périssabilité de la vie surgit dans la mémoire. Elle seule se défait dans le passé intense, nous montrant que ce qu’on a jadis appelé la pelure était en effet le noyau, la chair. Le jeu ancien entre apparence et essence, entre ce qui reste trivial et ce qui acquiert une signification. Oui, je me rappelle pendant que je t’écris, que je le veuille ou pas. Voilà le prix de la mémoire. Mnémosyne est souveraine et on ne peut pas lui imposer ce qu’elle choisira ou bien ce qu’elle va laisser de côté. La souffrance ou la joie ne sont pas des arguments pour la mémoire, du moins pas lorsqu’on y est condamné. Mnémosyne sait qu’elle t’abrite dans sa paume, qu’elle peut même t’écraser sous le fardeau des détails qu’elle te présente dans des couleurs si vives, comme si le passé pourrait retourner, percer la croûte paisible du présent, tout comme un escargot fait sortir ses tentacules de sa coquille… Oui Ida, je me souviens, et quoique je souffre, j’accepte que la mémoire m’assaille, car elle reste mon seul point d’ancrage dans la vie. Toi et la mémoire. Parfois, dans des jours tranquilles comme ceux-ci, lorsque l’orage ne nous menace plus, j’ai l’impression que toi et Mnémosyne ne faites qu’une. Toi, celle de maintenant, tu es pour moi celle que tu as été, toujours proche de moi, et dont je chassais loin de moi les détails; mais ils ne sont pas perdus, je les ai préservés dans la boîte noire de ma pensée. Maintenant, dans la nouvelle lumière qui transfigure le paysage du jardin, les négatifs des photos que j’ai prises de toi se développent devant mes yeux dans des séquences rapides. Clic-clic-clic…”.

Ainsi coule le fleuve des pensées du personnage-narrateur, qui observe seulement, sans pourvoir devenir un interlocuteur. Le bruit du déclencheur de l’appareil photo imite le son des secondes, comme si chacune d’elles nous enfermait dans une image unique, irrépétible et indestructible. Comme si chaque seconde était, en fait, l’unique seconde. La trame du roman est la transfiguration du personnage, les métamorphoses d’Oscar. Enfermé en soi-même, prisonnier dans son corps paralysé, comme jadis Oscar Wilde en sa prison, le photographe se découvre soi-même dans la plus cruelle lumière : égoïste, cynique, ignorant l’amour dévoué d’Ida… justement parce que c’est un don. Il ne poursuit que la gloire.  

„La spécialité” d’Andreea Nanu sont les existences fragiles, illustrées dans des personnages inoubliables dans sa tétralogie. Ida vient continuer cette typologie féminine, car elle est faire d’ombres et de clairs obscurs, des souvenirs et observations d’Oscar, de gestes fragmentaires, de son jardin dont elle est la créatrice et la maîtresse. C’est à la deuxième personne que se reconstitue le portrait d’Ida, un portrait en demi-tons fait de silences et de gestes significatifs, qui cachent et dévoilent en même temps. Ida est un personnage féminin fascinant, composé d’hésitations impondérables, sans consistance psychologique mais justement pour cela envoutante, par le mystère qu’elle exhale.             

L’histoire se complique à un moment donné par un chiasme original : le bon docteur, ancien ami d’Oscar, celui qui jadis lui avait fait la connaissance d’Ida, le soigne maintenant et lui confie qu’il aime Ida, depuis toujours. Car il sait qu’Oscar peut encore l’entendre. Les souvenirs d’Oscar changent la signification de la photographie volée – volée par Oscar au pilote moribond et volée ensuite d’Oscar immobilisé par son collègue de rédaction Bart Leech, la saignée, le double d’un Oscar primitif, celui d’avant l’accident. La photographie nous dévoile que ce n’est pas le fameux pilote qui est le vrai sujet, mais sa femme, la mystérieuse Madame X. Double d’Ida, celle-ci se dévoile tout à coup, dans le seconde de l’instantanée pris par Oscar à l’hôpital. Cette photographie-là gagne le Prix Pulitzer et, davantage, elle acquiert une vie à elle, indépendante des circonstances, influençant à son tour le destin des personnages.   

Il s’agit, comme on se rend compte, d’un roman de la découverte de soi. „L’imagination peut devenir un sabre bien aiguisé dans les mains de quelqu’un qui se sent menacé par l’oubli qui l’enveloppe comme un linceul” dit Oscar. La convention épique de l’isolement absolu permet à la prosatrice de pénétrer les profondeurs des états que traversent Oscar et les autres personnages : 

„N’as-tu jamais senti le désarroi pulser en toi comme des ailes ou bien comme les toiles d’un navire, prêt à gagner le large ? […] Tu n’as jamais eu rien à cacher, bien au contraire, tu faisais tout sortir à la lumière avec une innocence d’enfant, transformant tout autour de moi en Lumière. Une lumière qui se métamorphosait, à tour de rôle, en candeur, dans la simplicité avec laquelle tu te réjouissais de la moindre chose ; même des cartes que je t’apportais de mes voyages, quoique je ne t’emmenais jamais avec moi. Cela me paraissait hasardeux, car un photographe doit toujours chasser ses sujets, n’ayant pas toujours le loisir du simple regard. Oui, le photographe se permet rarement la pause d’un regard intérieur ; il offre le luxe de la contemplation plutôt aux autres”. 

Sur le thème inépuisable du rapport entre âme et corps, ainsi que leur alchimie qui donne naissance à l’égo, Andreea Nanu construit un roman analytique, d’un raffinement et d’une subtilité qui sont rares dans la prose roumaine contemporaine. Le philosophe Andrei Pleșu parlait une fois des questions russes, c’est-à-dire des interrogations profondément existentielles, spécifiques à la grande littérature slave et que, de nos jours, trop peu d’écrivains ont le courage d’aborder. Par extension, on pourrait parler de romans russes (sans rapport direct à la Russie actuelle), c’est-à-dire des romans où les personnages assument leur condition humaine et posent ces questions qui ont une tension ultime, une franchise de l’interrogation qui sont, je pense, ceux d’une humanité perdue ; seulement des individus isolés en survivent. C’est aussi une caractéristique qui lie le présent roman à la tétralogie des Saisons. Il y a quelque chose de muséal (terme qui se veut un superlatif !), un effort désespéré de la mémoire (celle-ci étant un personnage-clef dans les romans d’Andreea Nanu) de ne pas laisser disparaître ce monde. J’observerais que ces traits proviennent – typologiquement parlant – d’un long exercice de la confession, avec tout ce qu’elle comprend dans l’ordre moral, psychologique et existentiel. De tels romans ne peuvent être prisés que dans une littérature et une culture ayant une riche tradition de l’autoanalyse. Cela ne veut pas dire qu’on a affaire à un roman religieux, ce n’est pas un roman qui a une thèse, la prosatrice évite les pièges de l’illustration. Seul mais pas isolé, car il est entouré par l’amour des autres, Oscar T comprend à travers sa lettre immaculée vers Ida (dans tous les tableaux de Vilhelm Hammershøi, Ida lit une lettre blanche, sans mots), l’amour, le don de la vie. Dans l’un des intertextes, Oscar Wilde dit : „Les gens qui ne cherchent que l’accomplissement de soi ne savent pas où ils vont. Ils ne peuvent pas le savoir… Le mystère final, c’est toi-même”. Avant l’accident, notre Oscar s’encadrait parfaitement dans la première partie de la phrase d’Oscar Wilde. Grace à l’accident, il passe dans un au-delà sui generis qui lui ouvre l’accès vers la deuxième partie de la phrase : il aboutira au mystère qui n’est que lui-même.  

„Personne n’était passé par là, excepté le temps”, c’est l’impression qu’Oscar note lorsqu’il retrouve son ancienne maison paternelle (les maisons sont aussi des personnages essentiels dans la prose d’Andreea Nanu, ayant des identités et des biographies substantielles) de laquelle Ida fera un Paradis… C’est la phrase du désert, du vide absolu de la mémoire qu’il finira par regagner, peu à peu. „La pensée a besoin d’un chaos à sa portée, pour se donner un sens de la mission de l’ordonner. Si on était entourés seulement d’ordre, immaculé et impeccable telle que la blouse du docteur, le monde nous deviendrait insupportable. C’est pourquoi je voudrais que ce personnage qui me veut le plus grand bien, tel que tu m’en assures, se tienne à l’écart de moi ”. Grace au rythme, l’écriture acquiert souvent un aspect poétique: „N’as-tu jamais ressenti le désarroi pulser en toi comme une paire d’ailes ou bien comme des voiles d’un navire prêt à gagner le large ? ” Ou bien : „Cette nuit-là j’ai eu ma première insomnie. Elle m’a attaqué comme une bête sauvage, enfonçant ses griffes dans la chair fraîche de mon imagination”.

Romancière de l’espèce rare des architectes, Andreea Nanu s’est déjà créé un jardin romanesque personnel. Roman de l’être captif dans le corps, Lettre à Ida est une méditation captivante sur l’amour et la liberté dans les limites de notre quotidien.  

Christian Crăciun

Critique littéraire et essayiste

Union des Ecrivains de Roumanie

Profesor, scriitor (eseist). Absolvent al Facultății de Limba și Literatura Română în 1976. Doctor în filologie din 2005, cu un studiu despre imaginarul temporal eminescian. (Ucronia eminesciană, ed. 1 editura I.C.R. 2006) A deținut rubrici de critică literară în revistele anilor 90 L.A.&I și A.L.A. (Litere, Arte&Idei; Adevărul Literar și Artistic) și a publicat în alte reviste de cultură. Acest material bogat l-a strâns în volumul Lectio Incerta, ed. Eikon 2015. Fundamental rămâne însă un eseist, capabil să sară surprinzător de la un subiect la altul. A debutat editorial de altfel cu volumul cioranian fragmentar Intrări în labirint (3 ediții), pentru a continua cu Isografii. La care adaugă un volum de eseuri politico-sociale Circumstanțiale.

Spirit deopotrivă ironic și cald, caută în literatură nu circumstanțialul, ci eternul. Ceea ce îl face, în sensul cel mai puternic al cuvântului, un in-actual.

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