„Que se passe-t-il lorsque nous restons seuls avec nous-mêmes?”

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En avant-première, nous présentons un entretien réalisé par Teodora Stanciu avec la romancière Andreea Nanu à propos du roman Lettre à Ida. Un roman-essai qui, à travers la formule d’une confession-parabole, pose au lecteur contemporain une question essentielle: „Que se passe-t-il lorsque nous restons seuls avec nous-mêmes?”

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Lettre à Ida ?

…Il s’agit d’Ida Hammershoi, l’épouse du peintre danois Wilhelm Hammershoi, qui apparaît comme personnage dans une série de variations sur le même thème, génériquement appelé „Ida lisant une lettre”. Parfois, Ida se montre de profil, nous laissant deviner les traits de son visage, d’autres fois elle se tient le dos tourné vers nous, non pas pour nous ignorer, mais au contraire, comme pour nous déterminer en quelque sorte à ignorer sa présence afin de remarquer le secondaire. Une chaise, un piano, une fenêtre par laquelle une lumière crépusculaire se répand dans la pièce… une lettre ! Le „jeu secondaire” de Hammershoi donne aux images minimalistes une force extraordinaire, une émotion fortement humaine…Le roman s’inspire donc de deux lettres, toutes deux symboles d’un destin : la lettre du peintre Hammershoi à Ida et la lettre d’Oscar Wilde à lord Alfred Douglas, intitulée De Profundis.

Des profondeurs, j’ai crié vers toi…

…Un verset des Psaumes de David. La voix qui crie des profondeurs est presque toujours la plus authentique. La souffrance fait ressortir la vérité de la nature humaine, c’est elle qui démasque, qui oblige l’homme à renoncer aux rôles souvent inutiles qu’il choisit de jouer. Que se passe-t-il lorsque nous restons seuls avec nous-mêmes ? Eh bien, nous sommes en mesure d’aller, comme le dirait Virginia Woolf, au-delà des apparences; nous comprenons que nous devons abandonner nos préjugés sur le monde, renoncer à l’image fausse et réconfortante que nous nous sommes faite de nous-mêmes.

Hammershoi n’écrit pas vraiment de lettre…

Non, il peint une page blanche… et c’est ce qui éveille l’imagination ! Dans de nombreux tableaux, l’existence de la lettre n’est que suggérée, le titre de la composition nous indique qu’il s’agit d’une lettre. Femme lisant… À d’autres moments, Hammershoi reprend l’image d’une lettre vierge, sans mots. Il reste au spectateur, à l’écrivain d’imaginer la suite de l’histoire… C’est à partir de ce blanc implacable, que l’on peut aussi traduire par le point zéro de l’existence, qu’Oscar T., mon personnage, photojournaliste immobilisé dans un fauteuil roulant à la suite d’un accident de voiture, se met à écrire, devenant ainsi prisonnier d’une des souffrances les plus bouleversantes, le syndrome locked-in, que l’on pourrait traduire par „enfermé à l’intérieur de soi”… 

Le De Profundis d’Oscar Wilde est une véritable épître écrite dans une sordide cellule de prison, l’anatomie minutieuse et douloureuse d’un amour raté… pour lequel Wilde finit par payer de sa vie.

Il est intéressant de noter que, même si nous ne nous en rendons pas compte, nous „payons toujours de notre vie”. Avec ce qu’il y a de plus profond en nous. L’enjeu, quelles que soient les apparences, qu’on l’appelle but ou objectif, reste toujours l’âme. Oscar est contraint, par le tournant soudain que prend sa propre vie, de laisser tomber le dérisoire, de revenir à l’essentiel. Il ne lui reste qu’à regarder son âme et tenter de la sauver. „La vraie vie est jalouse des autres vies superficielles que nous pouvons avoir”, dit Oscar T : 

« La vie authentique est jalouse des autres vies artificielles qu’on pourrait avoir… Celles que l’on choisit souvent sans être contraints, seulement par ignorance, par notre terrible manque d’imagination ; et aussi, à cause d’une volonté faible. On ne résiste pas à l’attraction malsaine qu’exerce sur nous tout ce qui est superficiel et facile.  C’est alors que l’autre vie essaye de nous attirer à elle, souvent de manière dramatique ; il s’agit de ce qu’on appelle des tragédies. Est-ce qu’il en est vraiment ainsi ? Oui, j’ai toujours manqué de volonté. En fait, en voilà la pire contrainte. La faiblesse mène toujours à la soumission, au chantage sentimental, à une conscience pourrie. Tout fonctionne selon le principe de la toupie, en t’obligeant à faire des tours autour du propre axe. C’est de ce mouvement circulaire de l’âme que résulte une captivité subtile, cachée, que l’on méprend souvent pour de la liberté. La liberté de faire ce que l’on veut, n’est-ce pas ? Une liberté aveugle et stérile. La vraie vie dont je te parlais assiste à nos ébats. Elle est jalouse car elle nous aime. Du moins, c’est comme ça que je comprends les choses à présent. Elle nous aime et fait tout pour nous attirer à elle, même par les moyens les plus dramatiques. Tel que mon accident. Je n’ai jamais pensé que j’arriverai dans une situation pareille, où je me sens plus près que d’autres à la vraie vie. Qu’est-ce que je comprends par-là? La vie décantée d’ornements, de nos habitudes, du fardeau du quotidien. Notre existence réduite à l’essentiel, aux choses belles et simples, au noyau. Le cœur de ce qui nous reste après avoir ôté l’écorce des préjugés, des impressions fausses et des attentes égoïstes ; ce cœur qui est parfois doux, parfois amer. Cela dépend de nos fruits. Où de la façon dont on permet à la vie de révéler ses fruits en nous. » (fragment du roman Lettre à Ida, ed. EIKON, 2017)

Lettre à Ida adopte une nouvelle formule narrative par rapport à la vaste tétralogie des Saisons, tétralogie dont vous avez lancé la deuxième édition lors du dernier salon du livre de Gaudeamus. S’agit-il d’une nouvelle étape dans votre écriture ?

Je vois mon écriture comme une „lettre” continue à mes lecteurs, si je peux l’appeler ainsi. Dans une lettre, il y a des changements de ton, de thèmes, mais ce qui ne change pas, l’élément unificateur, c’est le style. Les jeux de mémoire, le dialogue entre les arts, les correspondances, les incursions dans l’art de la photographie, l’imbrication cinématographique de séquences de monologues influencés, je l’avoue, par la nouvelle vague du cinéma français…

Le style, c’est l’homme, disait Georges-Louis Leclerc, baron de Buffon… 

Le style, c’est la voix intérieure sans cesse ciselée; c’est cette voix des profondeurs dont il faut préserver l’authenticité, qu’il ne faut pas sacrifier au nom des maniérismes ou des modes littéraires. AnoTimpurile, la tétralogie des Saisons, est un effort de construction et d’imagination, un kaléidoscope d’époques, de personnages, de destins, de parcours réels et imaginaires, qui évoluent sur plus de 2000 pages… Lettre à Ida a pris la forme d’un monologue intérieur. Au fil de la lecture, on entend la voix d’Oscar T. („l’autre Oscar”) qui rembobine le film de sa propre vie dans sa mémoire, à partir des fragments d’Oscar Wilde lus par sa femme, Ida („l’autre Ida”). 

„Je est un autre. J’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute”, dit Rimbaud dans une lettre à Paul Demeny, datée du 15 mai 1871, également appelée „Lettre du voyant”…

Nous sommes nous-mêmes, mais en même temps nous sommes aussi „l’autre”. La tragédie personnelle fait qu’Oscar T. se perçoit comme un étranger, enfermé dans la coquille de son propre corps, de son propre esprit, de la vie qu’il a vécue et à laquelle il n’a accès que par la bonté de Mnémosyne. Cette situation lui fait comprendre à quel point il s’est aliéné. Et le prix de l’aliénation est la perte de l’amour. 

„Que pourrait donner l’homme en échange de son âme ? Une question fondamentale que Dieu pose à l’homme, dans un Livre censé parcourir toute l’humanité, de la création à l’apocalypse, précisément pour lui donner un sens.

Oscar T. tente de répondre à cette question essentielle, peut-être la plus difficile, précisément parce qu’elle est définitive. Son jugement s’inscrit dans un „ici et maintenant” à la fois intérieur, l’enveloppe de son propre corps, et extérieur, le jardin d’Ida qui lui rappelle, à travers le rideau affaibli de sa vue, le paradis lointain. Nous sauvons notre âme en nous réconciliant avec les autres et avec nous-mêmes. Tout comme Ida nettoie les espèces de plantes, d’arbres et de fleurs, de même Oscar T. purifie les pensées du jardin de son cœur. Il comprend que le paradis dépend d’abord de lui ; le salut commence par un effort personnel, suivi par le don de la grâce. La voix qui crie des profondeurs ne reste jamais sans réponse.  

„Les autres pensent qu’ils assistent à ma mort lente. En fait, je suis devenu le témoin de leur vie secrète. Je regarde le paysage immobile au-delà de la fenêtre, à travers la brume diaphane. Je regarde le paysage immobile. En fait, c’est moi qui suis immobile. Que serait-ce si je pouvais changer de place avec le paysage qui est devant moi ?” Ainsi commence la confession-parabole du personnage. Qui est vraiment Oscar T. ?

Oscar n’est pas seulement une étude de cas, mais un homme dont l’histoire peut devenir une parabole significative pour chacun d’entre nous. Nous souffrons tous d’être „enfermés” dans la prison de notre propre égoïsme. Nous évoluons et mûrissons sous le signe de la captivité. L’individualisme, la lâcheté, la cruauté, la solitude et l’abandon sont autant de facettes d’un état de paralysie intérieure. Le monde nous entoure d’amour, de rêves, d’attentes, mais nous sommes souvent des spectateurs passifs, attendant de recevoir sans donner. De quoi s’agit-il ? L’accomplissement de la vie signifie la recherche du sens. 

« Je me suis souvent demandé, chère Ida, que veulent les gens voir dans une photo ? Ma question était, sinon erronée, du moins incomplète. Peut-être aussi à cause de cela, les dernières années, ma vie s’est limitée à une quête mesquine, étroite. Je n’ai plus été motivé par l’art, mais par le métier qui apporte un profit quelconque. Il ne s’agit pas seulement de la photographie, mais de la vie en général. A présent je me demande, essayant de formuler ma plaidoirie pour le temps où je serai jugé : qu’est-ce que les gens veulent-ils bien voir ? Qu’est-ce qu’on cherche ? Quelle est la chose qui nous pousse à ouvrir les yeux et chercher dans une certaine direction plutôt que vers une autre, nous attarder sur un visage particulier plutôt que sur un autre ? Regarder ou parler ? L’image est plus forte que les mots, dans notre monde. Il n’est pas surprenant qu’une publicité trouve immédiatement du succès. Serait-ce parce qu’elle est plus directe, plus superficielle, tout comme nous ? L’image est, par sa nature, superficielle, on peut donc lui accorder des circonstances atténuantes. La photo consiste en la mémorisation d’une impression dégagée par une surface, un paysage, un visage. Comment faire pour descendre en profondeur ? Voilà des questions difficiles, tu dois bien l’admettre, mais, lorsqu’on n’a que la question comme arme contre la mort, devant une conscience coupable, on s’en contente, on essaye de se défendre comme on peut. »                   (fragment du roman Lettre à Ida, ed. EIKON, 2017)

„Le sens de la fin”… c’est le titre d’un roman devenu très populaire. Peut-on en parler dans Lettre à Ida ?

 Je répondrai par l’épilogue de l’histoire d’Oscar :

           « … Je n’ai jamais imaginé que l’aube pouvait durer aussi longtemps, comme si elle n’en finirait plus, comme un accouchement difficile. La naissance, si je réfléchis bien, c’est l’expérience de la première séparation d’avec laquelle l’homme fait son entrée au monde. Pourquoi cela ? Pour nous rappeler, peut-être, que si les rencontres sont importantes, nos séparations le sont d’autant plus, car elles en disent beaucoup sur ce que nous sommes… Je regarde tout ce qui m’a été offert au monde, toi, le docteur, le jardin, l’aube. Combien cela peut durer, comme si tout se déroulait au ralenti. Tout en moi ralentit, puis s’élève… Je pense que je comprends pourquoi. J’ai reçu une nouvelle chance d’aimer ce que j’avais gâché. Un temps pour te redécouvrir et me réconcilier avec moi-même. Et plus je t’aime, plus j’approche de la mort… Je t’en prie, lis ma lettre immaculée. Je sais que tu l’as déjà fait. Nous sommes restés ensemble jusqu’au bout, tout comme dans les tableaux mystérieux de Hammershoi, où le peintre et sa femme sont liés par une lettre sans mots, blanchie par le temps ou par la lumière, jusqu’à ce que tout disparaît dans le recoin le plus secret. »    

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        Le roman Lettre à Ida (Oscar et Ida, ed Eikon 2024) s’inspire du tableau du peintre danois Wilhelm Hammershoi „Ida lisant une lettre” et de „De Profundis”, la lettre d’Oscar Wilde à lord Alfred Douglas. En lisant la lettre „blanche” à Ida, nous découvrons la confession-parabole du photojournaliste Oscar T. („l’autre Oscar”), le voyage intérieur du personnage ponctué par les paradoxes d’Oscar Wilde et, discrètement cachée dans la synesthésie et la correspondance, la tentative du prosateur de répondre à une question essentielle pour l’homme contemporain : „Que se passe-t-il lorsque nous restons seuls avec nous-mêmes ?”

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photo: Andreea NanuJe suis écrivaine, critique de théâtre et film, la réalisatrice de l’émission théâtrale “Comme vous l’aimez ” (Radio Trinitas). J’ai débuté avec la tétralogie des Saisons publiée aux Editions EIKON en 2014. Les romans “Le plus blanc des Jours” (Hiver), “Son nom était Oubli” (Printemps), “L’Île Escargot” (Eté) et “Le Temps de la Splendeur” (Automne) constituent un voyage caléidoscopique dans les images poétiques des saisons, guidé par le jeu de la mémoire et par la noblesse du conte. En 2015 j’ai publié un livre de prose courte autobiographique, “Le livre des mots-tabernacles”. En 2017 j’ai publié le roman “Lettre à Ida”, suivi en 2018 par le roman “Nuit américaine” et, en 2019, par le roman “Le Curateur”. En 2021 j’ai publié deux volumes de critique de théâtre „Comme vous l’aimez. Essais sur le théâtre, l’opéra et le film ” et „L’Eternité et un Jour. Le Théâtre d’Andrei Şerban”, préfacés par Georges BANU, critique et homme de théâtre français d’origine roumaine. En 2023 j’ai débuté comme dramaturge avec un volume de Théâtre (Eikon, 2023), dont les cinq pièces : Le Naufrage, l’Ile, Saphir, Oscar et Ida et Répétition générale invitent « à quitter les apparences en plongeant au cœur du Mystère. »  Le roman Oscar et Ida (éditions EIKON, 2024)est une histoire sur l’Amour et le Temps, une invitation à prendre les sentiers secrets de Mnémosyne.

Teodora Stanciu - Profesoară de română, franceză, publicistă. Realizatoare de emisiuni complexe la Redacția Literară „Vasile Voiculescu”: „Revista literară Radio”, „Etică-Estetică”, „Universitatea Radio”, „Mari cărți, mari civilizații” etc. la Radio România Cultural (1990-2013). În prezent realizatoarea emisiunii „Revista culturală" la Radio Trinitas. Laureată a diferitor premii, inclusiv Premiul Academiei Române pentru emisiuni la Radio România Cultural (2009). Decorată cu Ordinul Național Pentru Merit în grad de Cavaler acordat de Președinția României în 2014.

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